"Le gouvernement est plus préoccupé par les fruits que par les humains"

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Aboubakar Soumahoro, militant et syndicaliste des travailleurs agricoles de l’USB, dans une interview à Fanpage.it, explique les raisons de la grève des travailleurs appelée le 21 mai prochain, pour protester contre les conditions de la régularisation contenues dans le décret de relance : "On est plus préoccupés par les légumes et les fruits, dont on craint qu’ils pourrissent, que par les personnes dont les droits pourrissent depuis des années dans les champs".

Des travailleurs de toute l’Italie vont faire grève le 21 mai 2020 pour protester contre la nouvelle amnistie pour les migrants, contenue dans le décret de relance, qui est devenue urgente pour le gouvernement en raison du manque de main-d’œuvre dans les champs et de la flambée des prix des fruits et légumes qui en découle. Une mesure qui, dans la pratique, exclura de nombreux travailleurs dans la construction, les supermarchés, l’artisanat, la restauration, la logistique, qui ne pourront pas y postuler.

Il n’y aura plus personne pour cueillir les fruits et légumes dans les champs ce jour-là. "Ce ne sont pas les bras qu’il faut régulariser, mais les êtres humains", c’est le message qui sera transmis haut et fort au gouvernement, a expliqué Aboubakar Soumahoro, militant et syndicaliste des travailleurs agricoles de l’USB, contacté par Fanpage.it.

Pourquoi cette grève ?

Partons du contexte actuel. Nous avons plus de 31.000 décès dus au virus. Les médecins, les infirmières, les travailleurs de la santé, ont été appelés "héros" : les voici dans les hôpitaux, quand ils ont été appelés pour sauver des vies, ils n’ont jamais demandé quelle carte de parti les patients avaient dans leurs poches, ni la position idéologique ou post-idéologique, si les malades avaient ou non un permis de séjour ou une carte d’identité italienne. Ils soignaient toujours ceux qu’ils devaient soigner, sans jamais se dérober. Dans le contexte de la pandémie, le gouvernement a le seul devoir de protéger les vies, sans exception. Lorsque le décret "Cura Italia" a été publié et que des mesures générales de confinement ont été prises pour prévenir les risques, on a découvert que le contexte préexistant de la pandémie était un contexte déchiré, déchiré par les inégalités sociales : les personnes qui n’ont même pas de maison ne savent pas ce qu’est la distanciation sociale. L’État devait sauver tout le monde. Au lieu de cela, il a fait exactement le contraire de ce que font les médecins et les infirmières. Les gens se sont préoccupés des légumes et des fruits, qu’on craint de voir pourrir, plutôt que des personnes dont les droits pourrissent dans les camps depuis des années. Je veux me souvenir de certains noms : Paola Clemente, agricultrice de 49 ans de San Giorgio Jonico, morte dans un vignoble d’Andria le 13 juin 2015, Soumaila Sacko, 29 ans, du Mali, avec un permis de séjour régulier, abattu dans la région de Vibo le 3 juin 2018. Et une pensée va à tous les hommes et femmes qui, chaque jour, se cassent le dos dans les champs. Ce qui manque encore une fois, ce sont les droits.

Qu’est-ce qui ne va pas avec cette mesure ?

Elle a clairement été choisie pour produire une mesure qui se fonde sur le bien-fondé de la question et qui est basée sur le souci de l’utilité du marché plutôt que sur le fait de sauver des vies. Nous avons diverses critiques, et je voudrais en mentionner seulement trois : le fait que nous avons réservé la régularisation à certains secteurs, à l’exclusion d’autres. Où sont les coursiers, la logistique, les porteurs, les travailleurs ambulants, les travailleurs du bâtiment, de la restauration ?

Quelles sont les autres questions critiques ?

Le deuxième point concerne le fait d’avoir réservé la régularisation à ceux qui ont un permis de séjour expiré le 31 octobre 2019. Ici, il faut rappeler que tout se passe dans le tissu législatif des décrets de sécurité. Et donc il y a les victimes des décrets qui n’auront pas accès à cette mesure de régularisation, parce que le gouvernement n’a pas eu l’audace, le courage, d’annuler ces décrets, qui sont une usine de production de la marginalité et des damnés, rendus invisibles. Le troisième élément qui fait défaut à l’amnistie est que le permis de séjour a été subordonné au contrat de travail, qui est un mélange explosif de soumission du travailleur à toute forme de chantage et d’exploitation.

Quelles améliorations avez-vous proposé d’apporter à cette mesure ?

L’urgence consistait à délivrer un permis de séjour, compte tenu du contexte actuel de pandémie, qui soit également convertible pour le travail. Notre proposition est simple.

Quelle est la participation prévue à la grève ?

En attendant, je tiens à dire que ce jour-là, il n’y aura ni récolte d’asperges, ni récolte de myrtilles, ni récolte de légumes. Comme nous étions invisibles pour l’État le 21 mai, nous le serons aussi pour les champs. Ce sera une grève totale. En même temps, nous avons reçu la solidarité d’un grand nombre de consommateurs et de consommatrices, des centaines, qui redécouvrent ce qui se cache derrière une fourchette de spaghettis, à savoir la sueur, la fatigue, l’appauvrissement. Et ils nous envoient tant de messages, pour nous annoncer qu’ils ne feront pas de courses ce jour-là, et qu’ils porteront virtuellement des bottes, alors que nous serons à la campagne, avec de vraies bottes, en croisant les bras. Et puis nous recevons aussi des messages de nombreux agriculteurs, qui nous disent qu’ils n’iront pas travailler ce jour-là. Nous avons eu des milliers d’inscriptions. Il y a des assemblées, à Agro Pontino, en Émilie-Romagne, en Toscane, en Calabre, à Foggia. Il y aura une grande assemblée dimanche dans la colonie des travailleurs de Torretta Antonacci. Parmi ceux qui feront grève, il y aura aussi des travailleurs avec un permis de séjour, car leurs droits ne sont pas reconnus. En ce moment, il y a des ouvriers de la Piana di Gioia Tauro qui sont employés à la récolte des myrtilles, et ils reçoivent 30 euros par jour, ils se cassent le dos du matin au soir, au lieu des 50 euros prévus dans le contrat. Il est clair que personne ne doit se permettre d’instrumentaliser le labeur de ces hommes et de ces femmes, en racontant une réalité qui n’existe pas, alors qu’ils n’ont jamais mis leurs bottes sentimentalement, moralement, éthiquement et concrètement pour s’identifier aux travailleurs, qu’ils soient italiens ou étrangers.

Qu’avez-vous pensé lorsque la ministre Bellanova s’est émue en annonçant le décret ?

J’étais dans une assemblée avec les travailleurs.

Quel est l’équipement de protection dans les champs, quelles sont les données dont vous disposez ?

Nous avons lancé une campagne de collecte, toujours ouverte, pendant que les différents décrets étaient publiés, parce qu’on a dit aux ouvriers qu’ils devaient travailler dans les champs pour assurer l’alimentation de la population, sans équipement de protection individuelle, et jusqu’à présent, ceux qui parlent de lutte contre le « caporalato » (embauche illégale), n’ont pas activé la table ronde sur l’exploitation et le « caporalato » dans l’agriculture, alors que nous étions, et sommes, exposés. Grâce à notre collecte, nous continuons à acheter et à distribuer de la nourriture aux travailleurs agricoles et à leurs familles, y compris les Italiens, ainsi que des équipements de protection individuelle. Nous n’en avons même pas reçu une seule, de ceux qui disaient s’inquiéter de notre condition ; en réalité ils n’ont aucun lien affectif avec nous. Nous voyageons partout, nous sommes allés en Basilicate, en Calabre, dans les Pouilles, et nous continuerons à parcourir l’Italie. Le gouvernement a renoncé à cette noble mission. Mais nous n’abandonnons pas, nous continuerons à demander le salut du peuple.

Source : https://www.fanpage.it/politica/braccianti-in-sciopero-soumahoro-a-fanpage-it-governo-preoccupato-della-frutta-non-delle-persone/